mardi 20 juillet 2010

Le Rose-Croix écossais - Parfait Maçon Libre

Pierre Besses


Le Rose-Croix écossais
Parfait Maçon Libre : les deux sources d’une sagesse initiatique pour les Modernes.

Résumé.
La sagesse du Rose-Croix écossais s’est figée pendant trois siècles dans le ternaire catholique Foi, Espérance, Charité. Le rite français a joué le rôle essentiel de les laïciser à l’usage des citoyens de la République des Droits de l’Homme en sécularisant les trois Vertus théologiques. La République avec ce ternaire Rose-Croix suppose aussi la réécriture d’un rite écossais enseignant une sagesse nouvelle : celle-ci doit articuler l’esthétique de Schiller et une philosophie de la sécularisation selon Luc Ferry ; le paradoxe de ce rationalisme moderne est de rendre possible pour le Rose-Croix le retour à une sagesse initiatique de la reliance proposée par Michel Maffesoli.
« Le Rose-Croix : un grade maçonnique chrétien au siècle des Lumières », p.172.
Pour Pierre Mollier (p.173), le Rose-Croix n’est qu’un « grade maçonnique chrétien au siècle des Lumières ». Dans le Royaume de France dominé par la puissance de l’Eglise catholique, dressée contre l’Angleterre protestante des Newtoniens, l’ensemble des cérémonies ritueliques du grade de Souverain Prince Rose-Croix est fait pour rendre allégoriquement ce qui s’est passé à la mort et à la résurrection de J.C. Ainsi donc, « le Parfait Maçon est l’allégorie du rédempteur, c’est pourquoi l’on exige que tous les sujets soient chrétiens. Les autres grades peuvent être donnés à Gens qui connaissent l’ancien Temple ; mais celui-ci ne peut être donné qu’à ceux qui sont soumis à la nouvelle moi. La principale fête est le Jeudi Saint. »
On ne s’étonnera donc pas que le rituel de Rose-Croix du marquis de Gages précise qu’il prend le titre de Chevalier chrétien.
Pour Pierre Mollier, le caractère profondément chrétien du Rose-Croix est d’autant plus essentiel que le grade se présente comme le dernier de l’Ordre, l’aboutissement, le nec plus ultra de la Maçonnerie. C’est le cas à Lyon en 1761. C’est ce qui ressort tant du manuscrit du marquis de Gages en 1763 que des quelques lettres de 1766 du comte de Clermont. Elles sont signées « Votre frère Clermont, Rose-Croix parfait Maçon ». Le Grand Maître de la franc-maçonnerie française y marque d’ailleurs son grand intérêt pour ce grade éminent. Il y félicite le Premier Surveillant de la Loge du marquis de Gages, son correspondant, qui a « humilié un visiteur très respectable, de la Loge de la Maison du Roy, sur tous les grades qu’il possédait et lui a refusé le titre de Rose-Croix ».
La nature chrétienne du grade de Rose-Croix a été soulignée dès le XVIIIème siècle. Ainsi, en 1766, dans l’Etoile Flamboyante, le baron de Tschoudy écrit : « le Rose-Croix proprement dit, ou Maçon d’Heredon, quoiqu’à tout prendre ce ne soit qu’une Maçonnerie renouvelée, ou le catholicisme mis en garde. Je tiens, et j’en suis sûr, qu’il doit sa naissance à des circonstances géminées, épineuses et relatives à l’Art Royal, et qu’il a servi d’enveloppe en certains temps aux vraies allégories, aux principes de la société ».
Dans cette même perspective historique, pour Irène Mainguy (p.225), le mot Foi vient du latin fides qui veut dire foi, confiance, croyance, loyauté, qui correspond à la fidélité, à l’exactitude, à tenir sa parole, à remplir ses promesses ses engagements.
Le terme de foi a été introduit dans le langage de la spéculation philosophique pour désigner cette adhésion complète, absolue, invincible, que nous donnons à certaines vérités non susceptibles d’une entière démonstration. Cette extension donnée au mot foi, qui auparavant appartenait presque exclusivement au langage de la religion et de la théologie, a été déterminée par le désir d’étendre le domaine de la foi, et d’autoriser son intervention dans les choses qui constituent la sphère de la science et de la raison. Elle est née de cet antagonisme que, de deux côté opposés, plusieurs écrivains ont voulu établir entre la foi et la raison, dans le but d’anéantir, ceux-ci la première, ceux-là la seconde. Kant désigne sous le nom de foi morale une croyance rationnelle, quoique non démontrable à la liberté, à l’existence de Dieu, et à l’immortalité de l’âme.
La Foi demandée au Chevalier Rose-Croix correspond a de la bonne foi portée par une intention droite et honnête, une sorte de franchise. La foi n’est pas toujours associée à une croyance religieuse affirmée. Ainsi en droit, on contracte de « bonne foi » une obligation ; de même lorsqu’on écrit à la fin d’un certificat ou d’une attestation : « En foi de quoi, j’ai délivré le présent certificat pour servir et faire valoir ce que de droit ». On appelle aussi « ligne de foi » dans le niveau, la ligne qui relie le zénith au nadir, traçant par la ligne d’intersection une croix, dans sa rencontre avec l’horizontale du niveau.
Pour Irène Mainguy, la pratique de ces vertus (dites théologales, que l’on pourrait aussi appeler anthropologales) serait étroitement associée à la quête de la Parole Perdue. Ainsi dans le Rituel du Marquis de Gages, on remarquera ces demandes et réponses :
D – (Très Sage) : Très Excellent, que faut-il faire pour parvenir à retrouver cette parole mystérieuse ?
R – Vous le savez mieux que moi. Il faut embrasser la Nouvelle Loi et être pleinement convaincu des trois vertus qui en sont les Colonnes, la base et le principe.
D- (Très Sage) : Quelles sont ces trois colonnes ?
R- La Foi, l’Espérance et la Charité.
D- (Très Sage) : Comment trouverons-nous ces trois colonnes ?
R- En voyageant et errant dans l’obscurité la plus profonde.
La Foi est la première des vertus théologales. Dans l’Ancien Testament, la foi se manifeste dans la notion d’alliance et d’élection, alors que le Nouveau Testament considère que la foi est un don de Dieu, désormais accessible à tous. (Rituel de 1763, Marquis de Gages).
Selon le Dictionnaire de la Spiritualité, la Foi est le fondement de toute vie spirituelle, car la vie surnaturelle repose toute entière sur la foi. C’est le sens immédiat donné par le Volume de la loi sacrée. La tradition l’a recueilli et développé en voyant dans la foi le principe et la racine de toute vie spirituelle, selon sa réalité la plus profonde et la plus secrète comme dans ses actes les plus manifestes...l’esprit humain intériorise la foi et la fait sienne. Celle-ci « s’attache » à l’âme. Elle devient un mode d’agir (Col.1.23), en devenant un mode de compréhension et de vision. Comme toute vertu, elle s’intègre à l’existence spirituelle et constitue un pouvoir et un désir d’exprimer la vérité que Dieu atteste, une disposition autant qu’une inclination à comprendre Dieu pour être un homme selon la lumière divine. La vie de la foi est donc une « intention » surnaturelle, en ce sens qu’elle est une orientation vivante que Dieu suscite et entretient de manière stable en l’âme croyante. Or, l’intégration de la foi à la vie intérieure, précisément parce que la foi est un don véritable, met en jeu et atteint toutes les facultés, amour, intelligence, mémoire, elle affecte toutes les puissances de l’homme dans leurs applications diverses et dans leur développement temporel.
Irène Mainguy explicite les idées reçues et codifiées par l’Eglise officielle catholique, pilier idéologique de la Monarchie absolue : la foi situe la vie spirituelle par rapport à un idéal de perfection. Le mot « parfait » employé dans les récits évangéliques désigne par ce terme la conformité à Jésus-Christ, si l’on se réfère à Romains 8 :29. Toute personne en quête d’éternité devant s’efforcer d’être dans cette exigence de dépassement individuel. La foi peut être définie comme une fidélité active et confiante en un Principe. La foi est aussi définie comme une fidélité si l’on se réfère à Exode 24 :7.
Pour tout Maître Maçon, a fortiori pour tout Prince Chevalier Rose-Croix, il y a une confiance, une adhésion à l’Ordre, une foi dans sa propre capacité d’agent de perfectibilité, qui est par là-même, un acte de foi en la perfectibilité de chaque être.
La foi pour Israël, c’est le milieu où l’Eternel et l’homme se rejoignent, parce que l’Eternel s’y est fait soutien, présence, lumière. S’il n’est aucun credo de foi proposé à Israël, en revanche le peuple hébreu confesse certaines vérités et par là, se différencie initialement des autres peuples. Il croit que Dieu est le maître de l’histoire, que cette histoire a un sens fixé par l’Eternel, qu’Israël tient une place privilégiée par rapport au sens et au terme de l’histoire, il croit à un règne de Dieu à venir.
Dans le Prologue de Jean, l’adhésion à la Vérité se fait en Jésus, qui se présente comme la Lumière véritable, la Vérité et le Verbe principiel. Traditionnellement, les chapitres écossais travaillent avec le Volume de la Loi sacrée ouvert au Prologue de Jean. Ce texte aurait un sens spirituel en multiples connexions avec celui de la Genèse (ibid., p.229).
Cette approche de la vérité est liée à l’acte intérieur de celui qui écoute ou regarde Jésus, en tant que manifestation du Verbe divin. On peut considérer Qu4il se caractérise comme un discernement amenant à savoir regarder à travers les réalités sensibles, à se laisser guider par le dépassement auxquelles elles invitent.
A juste titre, Irène Mainguy, par la citation martiniste, propose une même définition détaillée de cette seconde vertu théologale du Rose-croix dans les missions de Chevalier chrétien face aux ennemis de la foi, le camp des voltairiens déistes. Selon Furetière, l’espérance est une vertu théologale par laquelle nous attendons la récompense que Dieu a promis à ses élus, à savoir la béatitude éternelle. Elle est l’attente d’un bien que l’on désire.
Louis-Claude de Saint-Martin considère que l’espérance est une foi commençante. La foi est une espérance complète. La charité est l’action vivante et visible de l’espérance et de la foi.
L’espérance suppose la foi qui est une forme de confiance en un autre avenir qui ne peut être que meilleur. Néanmoins deux obstacles s’opposent à l’espérance, le premier est la présomption, forme de prétention et d’orgueil où la personne ne compte que sur elle-même sans participation de la Providence ; le second, c’est le désespoir, qui est une forme de doute destructeur emprunt d’angoisse qui ôte toute énergie vivifiante et constructive et comme son nom l’indique est privée d’espérance.
« L’espérance n’est pas seulement une vertu, elle est un sentiment moteur énergétique de toute action constructive. N’est-elle pas dès la genèse de l’univers un élément fondamental qui habite l’esprit humain ? (I. Mainguy, ibid p.232).
Il est quelquefois demandé au croyant d’espérer contre toute espérance. Si on prend pour exemple le silence d’un Dieu omnipotent devant le triomphe de l’injustice, d’actes barbares d’oppression, ce silence est désespérant, ou encore cette apparente victoire des oppresseurs sur le Christ qui ressemble à une défaite, et en a laissé désespéré plus d’un parmi ses disciples, après sa mise à mort.
Espérer « contre toute espérance » (Romains 4 :18) reposerait bel et bien sur un magistral acte de foi. De cette foi jaillit l’espérance, au point de se confondre avec elle, montrant à quel point elles sont si intimement liées. Si l’Eternel est identifié au Beau, au Bien, au Vrai et à l’Amour, c’est bien la projection d’un acte de foi et d’espérance qui amène à l’identifier à ces valeurs. L’espérance ne serait pas tout à fait synonyme d’espoir, mais dans la pratique on confond assez souvent ces deux termes. Même s’il n’y a qu’une différence subtile entre les deux, on peut définir dans l’espérance l’état d’âme de celui qui espère, alors que l’espoir comprend tout ce qui est espéré.
Le Rose-Croix écossais pour les modernes, un grade maçonnique humaniste du XXème siècle.
Après trois siècles de sécularisation et de déchristianisation de la République de 1789 et de la religion séculière des Droits de l’Homme de 1790, le Rose-Croix du REAA pourrait incarner une sagesse fondée sur le socle Kantien. Le Rose-Croix écossais enseigne la quadruple question kantienne :
- Que puis-je connaître ? (philosophie)
- Que dois-je faire ? (éthique)
- Que m’est-il permis d’espérer ? (philosophie politique)
- Qu’est-ce que l’homme ? (anthropologie philosophique)
Pour un Maçon, se référer à Kant, c’est éviter l’idolâtrie, c’est croire à l’idée d’une raison pratique qui ne laisserait pas aux progrès des avoirs, le vain espoir de définir le Devoir, thème essentiel des degrés de Perfection. C’est la garantie d’éviter les illusions du scientisme, les errements du subjectivisme « stupide » et l’impasse du relativisme simplet.
« Maçonner », c’est tenter de faire de cette quête de sens, une demande sociale constante.
Bien compris, le Rose-Croix pourrait offrir une grille de lecture et un cadre, au-delà de l’analyse kantienne.
- En philosophie, « maçonner » c’est travailler à rendre fécond l’humanisme que les forces contraires ont cherché à écarter durant tout le siècle dernier.
- En éthique, force est de constater, malgré nos précédents présupposés, que la morale universelle kantienne est en partie obsolète. « Maçonner », c’est donc admettre qu’il n’existe pas de critères absolus pour définir une éthique et une morale.
- En philosophie politique, « maçonner » c’est penser, mais d’abord et surtout vivre en soi, les conditions permanentes et nouvelles de la vie en société.
- Enfin, « maçonner » au XXIème siècle, c’est rendre vivantes et pertinentes, les structures anthropologiques de l’imaginaire maçonnique.
A toutes ces questions, le Rose-Croix du REAA semble dire, de manière implicite ou explicite, que ce n’est pas le sens qu’il faut cueillir, mais les erreurs à éviter. Le monde est-il tel qu’on le voit ? Tel qu’on le « reconstruit » ?
Le sens est toujours produit, construit, relatif, aléatoire et provisoire. Le Rose-Croix écossais reprend le choix de Nathan le Sage qui préférait « l’impulsion unique qui nous meut toujours vers la vérité » à la « vérité totale ». En effet, cette « bonne fille », un tantinet adultérine, des Lumières et de l’illusionnisme, de la gnose et du cogito, du positivisme et de l’ésotérisme, du christianisme et de l’athéisme stoïcien, du latitudinarisme protestant et de la physique newtonienne, qu’est la franc-maçonnerie, et ce fils d’aventuriers franco-américain qu’est le REAA, ne semble donner aucune réponse certaine aux questions pourtant essentielles et existentielles. La Veuve et son rejeton écossais devenu grand, doutent de tout et doutent de leur propre doute (face à la dérive sectaire vers le dogmatisme). Et pourtant, il est impossible pour un Maître-Maçon, et a fortiori pour un Rose-Croix, d’échapper à ces questions, à moins de subir l’existence, celle de la pierre brute. Le sens est à la fois « orient-ation » et signification (expression intentionnelle). Le sens n’est pas quelque chose que l’on atteint en le cherchant directement. Il s’insinue en nous comme par incidence.
A ce Rose-Croix écossais selon le baron Tschoudy avec les trois valeurs cardinales, le Franc-Maçon peut surtout opposer une philosophie kantienne de la sécularisation proposée par le 4ème ordre de Sagesse selon Jacques Georges Plumet. En effet, pour celui-ci l’accès à la sagesse du 4ème ordre a pour condition absolue la philosophie des Lumières.
Le Parfait Maçon libre en souverain Prince Rose-Croix du quatrième ordre de Sagesse.
Jacques Georges Plumet définit clairement la finalité du rite français : la libération et l’épanouissement du Parfait Maçon libre. Ils ne peuvent être acquis que par la recherche philosophique. Il n’est de recherche philosophique dans les grades de sagesse de Rite français qui n’implique les vertus cardinales que sont le courage et la lucidité. Elles sont pour le Chevalier maçon indissociables, car le courage n’est rien sans la lucidité et la lucidité sans le courage, pas davantage.
Ce courage dont Jean Jaurès disait : « Le courage c’est de rechercher la vérité où elle se trouve, ce n’est pas de subir le mensonge triomphant qui passe ». Cette lucidité si bien évoquée par René Char : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil ». Supporter cette blessure exige sérénité, force et sagesse. Sérénité face à l’inévitable, force pour changer ce qui peut l’être, sagesse pour discerner l’une de l’autre. Courage, lucidité, sagesse – telles sont les valeurs que le Grand Chapitre général entend mettre au service de la Franc-Maçonnerie adogmatique et universaliste du Grand Orient de France. Si l’imitation, comme l’énergie, est individuelle, la politique, comme l’action est collective.
Pour souligner cette spécificité du rite français, qui le distingue du Rose-Croix écossais kantien, Irène Mainguy (p.415) cite Daniel Ligou. L’accent est mis sur l’idée et l’image du Parfait Maçon libre : en atteignant cet état de perfection le Souverain Prince Rose-Croix peut recouvrer la Parole, qui lui permet d’accéder à la vraie maîtrise et à une libération.
Daniel Ligou constate que ce rite s’arrête à la Rose-Croix : il n’est pas question de grades « aréopagites » qui culminent au grade de Chevalier Kadosch, 30è du rite Ecossais Ancien et Accepté, ni, bien entendu de grades « blancs ». Les Maçons français ont dû considérer qu’aucun des grades qui sont aujourd’hui les intermédiaires entre le 18è et le 30è du REAA et dont certains étaient couramment pratiqués dans les Chapitres français, n’avaient un prestige suffisant pour devenir le « nec plus ultra » de l’Ordre. A l’inverse, ils pouvaient penser qu’avec la Parole retrouvée, tout était vraiment accompli...Ligou pense encore que cette logique explique la force conquérante du rite en 1786 et explique aussi son déclin. Après l’établissement définitif du Rite Ecossais Ancien et Accepté en 1804, il ne pouvait prétendre lutter, surtout au sein de l’aristocratie maçonnique, contre l’attrait, non pas tellement du Kadosch qui n’acquerra sa popularité réelle qu’après 1850, mais des grades « blancs ». Peut-être aussi la cooptation, règle absolue du Suprême Conseil, le fait qu’il était souverain, même sur la Maçonnerie bleue, tandis que le Grand Chapitre, puis le Grand Directoire restaient soumis au Grand Orient en en faisant partie intégrante, ont entraîné, les dignitaires maçons d’abord, le « peuple » ensuite, vers l’écossisme...Le Rite Français à sept degrés a donc disparu obscurément.
Daniel Ligou faisait cette analyse en 1992, quelques années avant que ce système du Rite Français ne se restructure et ne reprenne force et vigueur, proposant une progression très cohérente aux Maîtres Maçons, parallèle à celle existant depuis 1804 au Rite Ecossais Ancien et Accepté. (Ibid., p.416)
Selon Cellé, le Rite Français, contrairement au Rite Ecossais ne parle jamais d’une parole perdue, mais d’un nom « Innominable », enseigné aux Maîtres Maçons. Daniel Ligou considère que ce quatrième Ordre, intitulé « Rose-Croix » est un mélange, à parts variables d’ésotérisme chrétien, plus spécifiquement luthérien, et d’alchimie.
Ici encore le Maître Maçon meurt à lui-même pour renaître. Le récipiendaire est un Chevalier d’Orient errant dans l’obscurité la plus profonde qui a perdu la parole à la seconde destruction du Temple et qui désirerait avec le concours du Très Sage la retrouver. Au cours de sept voyages, le Chevalier d’Orient découvre les colonnes Foi – Espérance – Charité sur lesquelles reposent les principes de l’Ordre. Grâce à un dialogue axé sur quatre questions/réponses, le récipiendaire découvrira en faisant un travail de réminiscence, à la manière socratique, que la parole recherchée est en lui, ce qui lui permettra d’être reconnu « Parfait Maçon Libre ». Le rituel est axé sur la découverte des trois vertus, puis de la reconstitution de la Parole où tout s’accomplit. La symbolique de ce grade doit rester ouverte et libre de toutes interprétations limitatives à une doctrine constituée. Aussi les notions de Foi – d’Espérance et de Charité doivent être appréhendées comme vertus universelles.
Les objectifs des Rose-Croix du XVIIème siècle, inspirés par Christian Rosenkreutz, étaient de faire régner la Paix universelle par des échanges internationaux, des réformes intellectuelles et politiques. Ils recherchaient une émancipation de l’humanité par un perfectionnement individuel et le progrès des sciences, associée à une volonté universelle de partage en associant l’action du cœur et de la raison. On peut envisager que ce quatrième Ordre de Sagesse continue à être vecteur de cet esprit.
Comment sauver l’homme ? Il ne peut se sauver qu’en se rénovant, en cultivant en lui les vertus les plus nobles, c’est alors qu’il retrouvera son vrai visage d’homme, de médiateur entre Ciel et Terre.
Mais comment accéder à cette forme d’existence et de sagesse, si l’on ignore ce qu’on est réellement, d’où on vient, où on va, le sens de sa destinée et la place que l’on doit occuper dans l’univers ?
L’objectif des travaux entrepris par les Parfaits Maçons Libres est la construction de l’Homme, de l’Etre, c’est-à-dire de l’Humanité véritable envisagée comme but idéal. Quelles que soient les options philosophiques ou les croyances, cette démarche part du postulat de la foi et de l’espérance en la perfectibilité de l’être.
La symbolique de ce grade s’est structurée en puisant dans le thème des valeurs d’une chevalerie idéale dont les Francs-Maçons deviennent des défenseurs. Celles-ci s’inscrivent dans une dynamique de lutte avec une intention de spiritualiser ce combat en devenant Chevalier de l’Esprit. On retrouve là les grands thèmes de la recherche de la parole, de l’Amour, du sacrifice, de la résurrection et du feu. (Ibid., p.417).
Le devoir et le salut : de la morale à l’éthique (Luc Ferry, p.222).
Cette sécularisation de la morale chrétienne de Rose-Croix des Lumières catholiques, affirmée par la finalité du quatrième ordre de Sagesse, ne peut se réduire à ces trois vertus théologales. En effet, ces trois vertus chrétiennes à séculariser par les Modernes impliquent aussi une doctrine du salut que commente Luc Ferry. Pour lui, séculariser la morale chrétienne et catholique de Rose-Croix selon le baron Tschoudy signifie montrer comment l’humanisme moderne se fonde tout entier sur l’émergence d’une nouvelle vision de l’homme qui apparaît au grand jour dans la pensée de Rousseau – ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’un seul penseur soit à l’origine de ce bouleversement mais qu’il l’a thématisé dans sa philosophie mieux qu’aucun autre avant lui. Dans ce contexte, revenons un instant sur le sens de ce bouleversement ainsi que sur les raisons pour lesquelles il permet de fonder hors des cadres religieux traditionnels les deux grands thèmes autour desquels les morales modernes ne vont cesser de tourner, dès lors qu’elles auront fait de la liberté humaine un absolu : d’une part la valorisation de l’intérêt général, de l’universel, contre les intérêts particuliers, d’autre part l’idée que la véritable vertu réside d’abord et avant tout dans une action désintéressée.
Dans la tradition chrétienne, l’être humain est conçu comme une créature. Cela signifie, dans l’imaginaire chrétien, que son « idée », son concept, si l’on veut, se rencontre d’abord dans l’entendement divin avant que Dieu ne Se décide à le faire exister par sa Seule volonté. On reconnaît là un thème longuement développé par l’existentialisme athée contre le christianisme : dans ce dernier, l’essence, ou, l’idée de l’homme, précède son existence selon un modèle qui est celui du Dieu artisan. De même que l’horloger trace d’abord dans sa tête et sur un papier un plan de la montre qu’il va faire par la suite « exister », Dieu conçoit l’homme, puis la femme, et Il leur donne par après l’existence. L’être humain n’est donc pas pleinement libre, enfermé qu’il est dans une définition préalable qui trace les lignes de ses actions futures.
C’est justement cette préséance de l’essence ou de l’idée de la créature sur son existence que Rousseau, bien avant Sartre, va disqualifier.
Et il le fait, comme il est d’usage à l’époque, au fil de cette comparaison entre l’homme et l’animal. La comparaison sert en effet à définir au mieux, par « différence spécifique », le propre de l’homme par opposition à ce qu’il n’est pas mais qui lui ressemble le plus. Sur ce motif central dans la naissance de l’humanisme moderne, Rousseau montre que l’on pense autrement la morale en la sécularisant. D’abord et avant tout ceci : ce n’est ni l’intelligence, ni l’affectivité, ni même la sociabilité qui distinguent véritablement l’homme de l’animal. D’évidence, il est des animaux plus intelligents, plus affectueux et plus sociables que certains humains. La vraie différence est ailleurs : alors que l’animal est tout entier programmé par un instinct naturel, l’homme possède une liberté de manœuvre par rapport à la nature. Vous vous souvenez de l’exemple que donne Rousseau au début du Discours sur l’origine de l’inégalité.
« C’est ainsi qu’un pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes et un chat sur des tas de fruits ou de grains quoique l’un ou l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne s’il était avisé d’en essayer. C’est ainsi que les hommes dissolus se livrent à des excès qui leur causent la fièvre et la mort parce que l’esprit déprave les sens et que la volonté parle encore quand la nature se tait ».
La nature n’est donc pas notre code et c’est dans cette liberté, conçue comme une faculté de ne pas être enfermé a priori dans une essence, en l’occurrence un programme naturel, que réside la possibilité de la culture et de l’histoire. C’est parce qu’ils sont réglés par la nature que les animaux, en effet, n’ont pas d’histoire. Les sociétés d’abeilles ou de fourmis sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a deux mille ans. Bien plus, l’animal, le plus souvent, se passe d’éducation. Bambi marche quelques minutes à peine après sa naissance et les petites tortues trouvent toutes seules, d’instinct, la direction de l’océan salvateur. Nos enfants restent souvent avec nous plus de vingt ans...Double histoire de l’homme : du côté de l’individu, elle se nomme éducation, du côté de l’espèce, culture et politique. Et l’idéal moral, bien sûr, c’est que, s’émancipant de la nature, l’être humain se perfectionne, qu’il aille vers le mieux. De là ses deux caractéristiques fondamentales, la liberté et la perfectibilité (historicité). Les traits fondamentaux des morales modernes s’en déduisent puisqu’elles se fondent sur l’absolutisation de l’humain comme tel ou, tout au moins, de la liberté en lui.
Pour Luc Ferry (ibid. ; p.230), c’est à Kant, mais aussi aux républicains français qui en sont si proches, qu’il appartiendra de déduire les deux conséquences morales de cette nouvelle définition de l’homme : la notion de vertu désintéressée et celle d’universalité. Il est assez aisé de voir comment elles découlent immédiatement de l’anthropologie rousseauiste.
L’action vraiment morale, l’action vraiment « humaine » (et il est significatif que les deux termes tendent à se recouper et que l’on dise, par exemple, d’un grand crime qu’il est « inhumain »), sera d’abord et avant tout celle qui témoigne de ce propre de l’homme qu’est la liberté entendue comme faculté d’échapper à toute détermination par une essence préalable : alors que ma nature – puisque je suis, aussi, animal – me pousse en priorité, comme toute nature, à l’égoïsme (qui n’est qu’une variante de l’instinct de conservation pour moi et pour les miens, voire pour l’humanité entière), j’ai aussi, selon la première hypothèse de la morale laïque, la possibilité de m’en écarter pour agir de façon désintéressée. Cette hypothèse n’aurait aucun sens, en effet il faudrait, comme le propose la sociobiologie, la réduire à l’illusion. Dans cette perspective laïque de Luc Ferry, sans cette idée, la moralité disparaîtrait. Si je découvre, par exemple, qu’une personne qui se montre bienveillante et généreuse avec moi le fait dans l’espoir d’obtenir un avantage quelconque qu’elle me dissimule (par exemple un héritage), il est clair que la valeur morale que j’attribuais à ses gestes s’évanouit d’un seul coup. Ou encore : je n’attribue aucune valeur morale particulière au chauffeur de taxi qui accepte de me prendre en charge parce que je sais qu’il le fait, et c’est normal, par intérêt. En revanche, je ne puis m’empêcher de remercier comme s’il avait agi moralement, humainement, celui qui, sans intérêt particulier, a l’amabilité de me prendre en stop un jour de grève. Ces exemples et tous ceux que l’on voudra ajouter dans le même sens font signe vers la même idée : à tort ou à raison (c’est un autre débat), vertu et action désintéressée sont inséparables dans l’imaginaire moderne et c’est seulement sur la base d’une anthropologie telle que celle de Rousseau que cette liaison prend sens.
Selon cette conception du Devoir et du Salut de Luc Ferry, l’on voit aussi comment, sur ce premier versant, la sécularisation de la morale chrétienne intègre aussi, à côté du pélagianisme, l’héritage de Luther : les œuvres humaines n’ont de valeur morale qu’à la condition expresse de n’être pas secrètement destinées à obtenir un avantage quel qu’il soit. Il y a de la gratuité dans la morale au moins autant que dans l’art.
La seconde conséquence de cette nouvelle anthropologie est l’accent mis sur l’universalité qui doit être en principe visée par les actions morales. Là encore, le lien est clair : la nature, par définition, est particulière. Je suis homme ou femme (ce qui est déjà une particularité), j’ai tel corps, avec ses goûts, ses passions, ses désirs qui ne sont pas forcément (c’est une litote) altruistes. Si je suivais toujours ma nature animale, il est probable que le bien commun et l’intérêt général pourraient attendre longtemps avant que je daigne seulement considérer leur éventuelle existence (à moins, bien sûr, qu’ils ne recoupent mes intérêts particuliers, par exemple mon confort moral personnel). Mais si je suis libre, si j’ai la faculté de m’écarter des exigences de ma nature, de lui résister si peu que ce soit, alors, dans cet écart même, je puis me rapprocher des autres pour entrer en communication avec eux, et, pourquoi pas, prendre en compte leurs propres exigences. A tort ou à raison, là encore je laisse la question en suspens, l’imaginaire moderne va fonder cet altruisme, ce souci de l’intérêt général, sur l’hypothèse de la liberté humaine.
Liberté, vertu de l’action désintéressée, souci de l’intérêt général : voilà les trois maîtres mots qui définissent les morales du devoir – du « devoir », justement, parce qu’elles nous commandent une résistance, voire un combat contre la naturalité ou l’animalité en nous. Encore faut-il, percevoir clairement en quoi ils impliquent une rupture décisive avec les fondations religieuses traditionnelles de la morale, en quoi, aussi, ils nous contraignent à reposer en termes neufs la question de l’éthique, du « salut ».
La Vraie Espérance du Rose-Croix laïc : ni Jésus, ni Bouddha.
D’autre part, au-delà de cette corrélation entre le devoir et le salut selon Rousseau, laïciser la vertu Espérance ne suffit pas : il convient avec Luc Ferry pour la sagesse rousseauiste du Rose-Croix moderne de refuser l’espérance face aux bouddhistes et aux chrétiens. En effet, Luc Ferry définit clairement les deux religions dans leur fausse conception de l’Espérance. Telle est la problématique que le Rose-Croix moderne pourrait incarner contre les illusions de ces deux fausses morales religieuses de l’Espérance, la mission humaniste du Rose-Croix moderne est de prêcher la seule vérité éthique rationnelle : c’est la volonté, non l’espérance, qui fait agir. D’abord refuser toute l’apologie de la passivité de la résignation, du repli douillet sur la vie intérieure, de contribuer ainsi à la démobilisation politique que nous connaissons, d’en être l’un des symptômes sinon l’une des causes, enfin, de ne proposer, en guise de philosophie, qu’une morale de l’abandon ou de renoncement...C’est ce qu’on a appelé parfois un bouddhisme, le plus souvent pour le reprocher, parce qu’on y voyait une fuite dans un nirvana utopique ou coupable...C’est évidemment un contresens, et sur le bouddhisme, qui est au-dessus de ça ( qui peut croire que les immenses civilisations qu’il a inspirées, qu’il inspire encore, ont bâti leur grandeur sur la paresse ou l’inaction ?), et sur une philosophie, qui n’est pas niaise à ce point et qui d’ailleurs, dans sa critique de l’espérance, serait plutôt stoïcienne et spinoziste que bouddhiste ou quiétiste. Pour Luc Ferry, comme pour Comte-Sponville, critiquer cette fausse espérance bouddhiste, c’est percevoir les dangers (l’utopie, le fanatisme, tous ces massacres innombrables au nom des lendemains qui chantent ou qui devaient chanter...) et les limites ! Par exemple, participer très activement à plusieurs campagnes électorales, et bien sûr espérer comme tout le monde la victoire, sinon immédiate, du moins à échéance prévisible. Mais constater que beaucoup de gens l’espéraient tout autant (voire parfois davantage), qui ne faisaient rien pour l’obtenir ou la favoriser, qui n’agissaient pas pour elle, qui ne se battaient, qui se contentaient, justement, de l’espérer. « On va gagner !». Oui, mais les militants ont un mot pour désigner ces gens qui partagent leurs espérances mais non leurs volontés, leurs rêves mais non leurs actions : c’est ce qu’ils appellent des sympathisants...Inversement, quelques militants qui n’espéraient plus grand-chose, mais qui continuaient à se battre, je dirais désespérément, parce qu’ils ne voulaient ni renoncer ni trahir...Qu’il ne suffit pas d’espérer pour vouloir, et que c’est la volonté, non l’espérance, qui fait agir. Espérer la justice, ce n’est pas se battre pour elle. Désespérer de son règne (savoir qu’elle n’existe pas, qu’elle n’existera jamais), ce n’est pas renoncer à combattre l’injustice.
Pour le Rose-Croix moderne, le mensonge adressé à la société marchande c’est l’évidence : ce n’est pas le manque d’espérances qui explique la crise politique que nous connaissons. Qui n’espère le recul du chômage et de l’exclusion ? Qui n’espère la croissance ? Qui n’espère –hormis les racistes et les xénophobes – la défaite de Le Pen et de ses amis ? Mais ces espérances ne créent pas un seul emploi, ni n’ôtent une seule voix au Front national. La vraie question, c’est toujours celle que posait Lénine : « Que faire ? ». Question non d’espérance, mais d’analyse et de choix : question de connaissance, de prévision, de résolution. Il ne s’agit pas d’espérer : il s’agit de comprendre et de vouloir, de prévoir et d’agir.
Pour savoir ce que les gens espèrent, un sondage d’opinion suffit. Pour savoir ce qu’ils veulent, on a besoin du suffrage universel. Cela en dit long sur l’espérance et sur la volonté – et sur la différence entre les deux. On peut désirer tout et son contraire : fumer et ne pas fumer, les délices de la gloire et le confort de l’anonymat, la baisse des impôts et l’augmentation des dépenses publiques...Mais le vouloir, non : parce que vouloir c’est choisir, parce que vouloir c’est faire, et qu’on ne peut jamais faire deux choses contradictoires à la fois. Grandeur et rigueur du stoïcisme : on fait toujours ce qu’on veut (non toujours, certes, ce qu’on espère ou désire !) ; on veut toujours – et on ne veut que – ce qu’on fait. Comment l’espérance serait-elle une vertu ? Ce qui détermine la valeur morale d’un homme, ce n’est pas ce qu’il espère ; c’est ce qu’il vaut et fait. Comment l’espérance ferait-elle une politique ? Ce qui fonde la démocratie, ce n’est pas l’espoir des individus ; c’est la volonté du peuple. C’est toute la différence entre un démagogue, qui ne fait naître que des espérances, et un homme d’Etat, qui mobilise des volontés.
Le Rose-Croix moderne sécularisé doit se convertir à cette philosophie de Luc Ferry et de Comte-Sponville. Il n’y a pas de volonté sans espérance : il faut croire que quelque chose est possible pour le vouloir. Sans doute. Mais la possibilité vraie relève moins de l’espérance, encore une fois, que de l’analyse et de l’émancipation. Espérer qu’il fera beau, ce n’est pas une prévision météorologique. Et ce n’est pas en espérant indéfiniment le retour du plein emploi qu’on fera reculer le chômage...Surtout : l’espérance est toujours déjà là, puisque nous désirons sans savoir, sans pouvoir, sans jouir. C’est donc la volonté qu’il faut faire naître, qu’il faut renforcer, éclairer, éduquer. Les plus malheureux, dans nos pays, ne sont pas ceux qui ont perdu l’espérance : même les plus pauvres peuvent espérer gagner au Loto, ou qu’ils trouvent un travail, ou qu’ils ne seront pas malades, ou qu’ils ne se feront pas agresser, ou qu’il fera moins froid l’hiver prochain...Pas d’espoir sans crainte, pas de crainte sans espoir : l’espérance est toujours possible, tant que la peur est possible – et qui ne voit qu’elle l’est toujours, et d’autant plus qu’on est plus faible ? Non, les plus malheureux, ce ne sont pas ceux qui espèrent le moins ; ce sont ceux qui ne peuvent plus vouloir : parce qu’ils ont le sentiment, hélas point toujours à tort, que plus rien ne dépend d’eux, qu’ils ont perdu toute connaissance d’agir, comme dirait Spinoza, toute prise sur les événements, qu’ils ne peuvent plus qu’espérer et trembler...
Vivre avec l’absolu : le Rose-Croix écossais au service de l’esthétique de Schiller.
Mieux encore que cette relecture de la vertu d’espérance selon Luc Ferry comme fondement nécessaire de l’éthique laïcisée du Rose-Croix écossais dans la société marchande soumise au dogme libéral du marché, T. Todorov indique une autre dimension fondamentale à sa démarche initiatique. Dans ce contexte allemand, il est clair que le Rose-Croix doit incarner l’exigence de rendre l’homme esthétique. En effet, pour Schiller, l’absolu doit, non s’incarner dans des institutions, mais rester attaché à l’expérience des individus. Il faut donc procéder à leur éducation et les transformer en êtres normaux ; cette éducation, tel est le propos du livre de Schiller, sera esthétique.
Que signifie ici l’exigence de « rendre l’homme esthétique » ? Schiller entend par là que chacun doit transformer sa vie en la soumettant aux exigences de la beauté. Celle-ci, à l’en croire, révèle notre humanité, elle est « notre deuxième créateur ». La raison en est que sa création n’est soumise à aucun objectif extérieur mais trouve sa fin en elle-même. De ce point de vue, elle a partie liée avec ce que Schiller nomme l’ « instinct de jeu » et elle devient par là une incarnation de la liberté humaine. « C’est par la beauté que l’on s’achemine à la liberté ». C’est pourquoi l’éducation esthétique a un effet immédiat sur l’être moral : ces deux perspectives se rejoignent dans la transformation de l’individu, l’autonomie du beau étant en même temps une vertu éthique. Elle a, toutefois, un avantage sur la morale ancienne puisqu’elle se dispense de tout ordre imposé du dehors et ne s’appuie que sur l’être individuel lui-même. Or l’incarnation humaine de la beauté, c’est l’art ; il s’ensuit que c’est par la pratique des arts que les hommes pourront être éduqués. « L’instrument recherché est le bel art ».
Est-ce à dire que Schiller veut promouvoir un art didactique ? Nullement. L’art éduquera l’humanité en lui donnant simplement l’exemple au lieu d’être soumise à autre chose qu’à elle-même. En même temps, l’art est rencontre du sensible et de l’intelligible, du matériel et du spirituel ; par là-même, il devient « une représentation de l’infini ». Comme Dieu, la beauté désigne l’absolu : au contact des beaux-arts, l’homme pourra se perfectionner. Même s’il mentionne « l’art plus difficile encore de vivre », Schiller n’envisage pas une éducation qui se dispenserait des pratiques artistiques mêmes.
Il n’est donc pas question de couper l’art du reste de l’activité humaine : le projet de Schiller associe étroitement l’artistique et le politique. Le beau conduira au vrai et au bien, et la fréquentation de l’art aura appris aux hommes la liberté comme l’égalité, car tous sont égaux devant la beauté et peuvent, au même titre, y participer. « Seules les relations fondées sur la beauté unissent la société, parce qu’elles se rapportent à ce qui est commun à tous ». La beauté ne connaît pas de privilèges sociaux ni de classes. « Dans l’Etat esthétique, tout le monde, le manœuvre lui-même qui n’est qu’un instrument, est un libre citoyen dont les droits sont égaux à ceux du plus noble ». Ainsi éduqués, les hommes ne risquent plus de tomber dans les travers des révolutionnaires français qui, croyant œuvrer pour la liberté, ont apporté la Terreur. L’art, incarnation de la beauté, elle-même synonyme d’autonomie, assume progressivement la fonction qu’on réservait à la découverte de la foi : celle de produire des êtres régénérés. Saint Paul parlait d’un vieil homme et d’un homme nouveau ; cette même puissance transformatrice se trouve maintenant attribuée à l’éducation esthétique.
Le programme de Schiller rencontre un écho immédiat auprès de ses lecteurs, car il leur permet de réconcilier leur adhésion aux objectifs de la Révolution – ramener l’absolu sur terre et le rendre accessible aux hommes – et leur condamnation de la Terreur (qui a sacralisé des instances collectives et impersonnelles) ; il leur indique en même temps la voie à suivre pour éviter de tomber dans les mêmes travers : l’éducation esthétique des hommes par le moyen de l’art. Celui-ci se trouve donc pourvu d’un rôle éminent qui ne peut que flatter les artistes. Tout le romantisme allemand s’engagera dans l’exécution du programme ainsi tracé par Schiller.
Selon la nouvelle doctrine, l’art occupe une place au moins égale à la religion qui était la voie royale d’accès à l’absolu. Novalis écrit dans Pollen (1798) : « Poète et prêtre ne faisaient qu’un aux commencements, et ne se sont différenciés que plus tard. Mais le vrai poète est toujours demeuré prêtre, de même que le vrai prêtre est toujours resté poète. Et l’avenir ne va-t-il pas nous ramener l’ancien état des choses ? ». Le plus souvent, pourtant, le poète jouit d’un privilège par rapport au prêtre. Un texte programmatique célèbre, inspiré par Hölderlin, rédigé en 1796 par Schelling, puis recopié et sans doute amendé par Hegel, décrit le projet artistique comme « une nouvelle religion » qui « sera la dernière et la plus grande œuvre de l’humanité ». Dans son roman Hypérion (1797), Hölderlin affirme la même hiérarchie : « L’art est le premier enfant de la beauté divine. [...] Le second enfant de la beauté est la religion » : la religion vient en second, ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où elle est réduite, ici, à une simple manifestation de la beauté. Dans ses Fantaisies sur l’art par un religieux ami de l’art (1797), Wackenroder envisage deux moyens pour les hommes « de saisir et comprendre toutes choses du ciel dans leur pleine puissance », deux langages merveilleux dont aucun ne renvoie au rituel religieux, l’étude de l’Ecriture, ou la prière : ce sont la contemplation de la nature et la pratique artistique. Cette dernière permet à l’homme de devenir semblable à Dieu en créant un monde harmonieux, par conséquent « l’art nous donne la perfection humaine la plus haute ». Le projet de Wackenroder reste dépendant de l’idéal chrétien, mais la voie qui y conduit n’est plus celle recommandée par l’Eglise, c’est la contemplation du beau.
On sent que ce groupe de très jeunes gens (en 1797, Hölderlin a vingt-sept ans, Novalis vingt-cinq, Wackenroder vingt-quatre, Schelling vingt-deux !) s’enivre de ses propres formules sans leur chercher confirmation dans le vécu ; l’expérience artistique confine, dans leurs écrits, à l’extase mystique. Le Beau, en effet, a pris la place de Dieu ; comme le dit un de leurs épigones plus tardifs : « Le Beau, dans son essence absolue, c’est Dieu ». Cette catégorie se trouve donc propulsée au sommet de la hiérarchie des valeurs. « L’acte suprême de la raison, celui par lequel elle embrasse toutes les idées, est un acte esthétique », proclame le Programme inspiré par Hölderlin, lequel confirme dans son roman l’identité du beau et du divin : »Si l’homme est dieu, il ne peut être que beau ». Par la beauté, on est assuré d’accéder à l’absolu.
Pourquoi le beau jouit-il de ce privilège ? Pour les raisons déjà indiquées par Schiller. La définition qu’en donne Schelling est « l’infini représenté d’une façon finie » : le beau désigne notre contact avec l’infini. En même temps, la beauté et sa production dans l’art incarnent l’activité libre, non soumise à un objectif particulier, qui caractérise aussi le rapport au divin. « C’est à cette indépendance par rapport à des fins extérieures que l’art doit son caractère sacré et sa pureté », écrit encore Schelling. La beauté se manifeste, en effet, de manière exemplaire dans l’art. C’est pour cette raison que la poésie se voit confirmée dans son rôle d’éducatrice de l’humanité. Wackenroder proclame : « L’art nous donne la perfection humaine la plus haute ». Pour Schelling, « le génie n’est possible que dans l’art » et « l’art constitue la seule éternelle révélation qui existe » : il n’est plus question ici de religion – l’art reste la voie royale vers l’infini. De son côté, Novalis écrit en 1798 : « La poésie est le réel véritablement absolu. C’est là le noyau de ma philosophie ».
Ce rôle réservé à l’art et à la poésie, incarnations exemplaires du beau, ne signifie pas du tout que l’on tourne le dos aux autres activités humaines : pour Schiller, éducation esthétique et projet politique vont de pair. Il suffira que les hommes découvrent la beauté, dit Hölderlin : « Régneront alors la liberté et l’égalité universelle des esprits ». Voie individuelle et voie collective ne sont pas en contradiction, simplement, il est difficile de les suivre en même temps. Hypérion, dans le roman de Hölderlin, fait alterner les deux : tantôt il s’engage dans le combat politique, tantôt il le fuit pour l’amour d’une femme, Diotima ; mais, à travers les deux expériences, il poursuit un absolu qui n’est plus de nature religieuse. L’homme ne tourne pas le dos à la vie matérielle de ses semblables, mais il l’oriente par l’appel du beau.
Le rapport à la religion traditionnelle est donc double : à la fois de rupture (puisqu’on préfère l’œuvre d’art à la prière et le poète au prophète) et de continuité : l’activité artistique en elle-même est décrite sur le modèle des pratiques religieuses. C’est Dieu, disait Saint-Augustin, qui n’a aucune fin extérieure mais est Lui-même la fin ultime, à la différence de tout autre être ou de toute action que rencontre l’homme ; c’est le beau t l’œuvre d’art qui sont libres de toute soumission à une fin quelconque, reprennent les doctrines romantiques. C’est le Dieu du monothéisme qui est pensé comme infini : c’est l’art qui, désormais, permet d’y accéder. Dieu reste immuable sur Son piédestal, quelles que soient les turpitudes des hommes qui s’en réclament ; de la même manière, les romantiques ne s’émouvront pas du peu d’effet de leurs théories sur la conduite de leurs contemporains. Chez ceux d’entre eux qui restent fidèles aux doctrines dualistes, la rupture entre ciel et terre n’est pas vraiment élimée, elle est seulement déplacée : tout se passe ici-bas, pourtant, une distance infranchissable sépare les artistes géniaux, « ces quelques rares élus parmi les hommes », comme le dit Wackenroder, et les masses qu’ils sont censés éclairer. L’art n’est pas un degré supérieur de l’artisanat, il en est d’une certaine manière la négation, puisque l’un incarne la dépendance, l’autre la liberté. L’art a remplacé la religion, mais il est conçu à son image.
Le Parfait Maçon Libre par les Modernes. Le Rose-Croix modèle allégorique de la sagesse initiatique. Déchristianiser, séculariser : ces trois pseudo vertus théologales malgré la qualité philosophique des Lumières de Luc Ferry et de T. Todorov ne suffit pas ; l’étape finale sur le chemin initiatique de Rose-Croix écossais serait de vivre une nouvelle éthique laïque de la reliance. En effet, pour Michel Maffesoli, il est urgent, face au retour des choses archaïques, d’élaborer une méthode de compréhension des signes qui soit pertinente par rapport à ce qui se donne à voir (p.187).
Pour Michel Maffesoli, le Rose-Croix moderne doit se convertir à une vérité anthropologique : le devoir de participation au monde et aux autres (p.188). Celle-ci doit exprimer le pressentiment d’une correspondance que l’on qualifie, de plus en plus, d’holistique. Entrecroisement profond de ces veines géologiques constituant l’espace commun. Lui-même conditionnant ce complexe réseau de « veines » sociales constituant, stricto sensu, la multitude de ces petits « corps » qui, par concaténations successives, font les sociétés.
Mythes, imaginaires, petites histoires vécues vont constituer une sorte de centralité souterraine. Lebenswelt, monde de la vie aux racines tenaces. Voilà bien ces « habitudes de cœur » (A. Tocqueville qui fondent le sentiment d’appartenance et permettent la socialisation. Mais celle-ci n’est pas universelle. De même ses modalités suivent l’oscillation des corsi e ricorsi où l’on voit revenir des formes éthiques traditionnelles et qui retrouvent leurs fréquences anciennes.
C’est ainsi qu’en écho à la participation magique au monde, répond l’initiation comme manière de se relier aux autres. Que ce soit le retour en force des sociétés secrètes ou, d’une manière plus profane, le développement des groupes d’affinités électives, la démarche initiatique traduit bien le profond désir de « reliance ». Se relier au monde, se confier aux autres comme autant d’expressions d’une chaîne d’union allégorique décrivant bien que l’on n’est qu’un maillon d’un ensemble vaste et complexe.
Le resurgissement de cette thématique ne fait que traduire une autre manière de se « socialiser ». En la matière, glissement de la loi du père (Dieu, Etat, société) vers une loi des frères. Changement topologique d’importance : horizontalité (vs) verticalité. Ce qui est, particulièrement, observable dans la désaffection juvénile vis-à-vis des diverses institutions « surplombantes ». Partis politiques, syndicats et autres associations à fondements rationnelles tournées vers la réalisation d’un programme projectif.
Cette « loi des frères » est faite de codes et de rituels à usage interne, et tend à relativiser, voire à entraver cette constante libido dominandi qui, régulièrement, s’exacerbe dans tous les regroupements. Mais qui, non moins régulièrement, est remise en question lorsqu’elle devient une préoccupation obsessionnelle.
L’anthropologue Pierre Clastres parle, à cet égard, de la « société contre l’Etat ». Expression judicieuse qui, au-delà des tribus amérindiennes qu’il étudie, peut s’appliquer à une sensibilité récurrente, dont on peut, en particulier, voir les effets de nos jours. Sensibilité libertaire, voire anarchisante, opposant au pourvoir, d’un seul ou de quelques-uns, une puissance plus diffuse qui est celle de la communauté.
Il est important de rappeler que le fondement même du pouvoir est de séparer, de diviser, d’analyser. Machiavel en politique, Descartes en philosophie, Taylor pour l’organisation de l’entreprise, pour ne prendre que ces quelques exemples, ont bien théorisé la méthode à adopter en ce sens. Et toute la modernité s’est constituée sur de telles prémisses. Ce vers quoi ils tendent est bien la recherche de la perfection. Séparer pour dominer. Dominer pour parfaire.
L ‘évacuation du mal, du dysfonctionnement, de l’imperfection est bien l’idéal auquel tend le pouvoir. Et la morale surplombante n’est là que pour légitimer ou rationaliser un tel processus. Logique de la domination ou de la maîtrise, voilà bien l’enjeu, plus ou moins conscient, que s’est fixé la tradition occidentale. C’est sur cet idéal, pour le dire avec le poète, que « l’homme blanc...scella sa domination défleurante » (R. Char, La Frontière en pointillé).
Et c’est donc contre cette domination que l’on voit émerger, par compensation, des sociétés contre l’Etat. Une « éthique de la reliance » dont l’initiation fraternelle est l’indice le plus sûr. Très précisément en ce qu’il accepte l’imperfection naturelle. Non pour la canoniser. Mais pour la prendre en compte, pour l’intégrer. Peut-être pour lui faire donner le bien dont elle est grosse.
On peut, ici, écouter la sage remarque d’un Merleau-Ponty : « Les philosophies de l’Inde et de la Chine ont cherché, plutôt qu’à dominer l’existence, à être l’écho ou le résonateur de notre rapport avec l’être. La philosophie occidentale peut apprendre d’elles à retrouver le rapport à l’être, l’option initiale dont elle est née ». Et c’est bien cet « écho » que l’on retrouve dans l’éthique de la reliance (Bolle de Bal) en ce qu’elle prend acte de ce qui est. De ce trésor qui est là, en tout un chacun, comme en la nature en son entier. Et ce afin de lui faire donner le meilleur de lui-même.
Ainsi, à l’encontre du pouvoir sur soi ou sur le monde, l’initiation est une dynamique de l’accompagnement « fraternel », reliant les divers éléments de chaque personne à l’esprit global du groupe dans lequel celle-ci est intégrée. C’est la même qui est le substrat de ces « zones d’autonomie temporaire », petites utopies interstitielles, qui caractérisent justement les sociétés au noir ne se reconnaissant plus dans la loi verticale des institutions sociales.
Ouvrages cités :
Jacques Georges Plumet, Ad Majorem G.O.D.F. Gloriam, essai, à l’Orient.
Irène Mainguy, De la symbolique des chapitres en franc-maçonnerie, Rite Ecossais Ancien et Accepté et Rite Français, de la Liberté de passage à l’envol du Phénix, Dervy.
Aréopage « Sources », Deux siècles de rite écossais ancien et accepté en France. 1804-2004. Editions Dervy, 2004.
Tzvetan Todorov, Les aventuriers de l’absolu. Robert Laffont. Comment vivre l’absolu, cette dimension inhérente à toute existence humaine ?
André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des Modernes. Dix questions pour notre temps, Robert Laffont.
Michel Maffesoli, Le réenchantement du monde. Une éthique pour notre temps, La Table Ronde.

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